Que tenter encore après de si nombreuses versions enregistrées depuis près d’un siècle au piano, dont celles mythiques de Edwin Fisher, Rosalyn Tureck, Sviatoslav Richter, Glenn Gould…? George qui les a scrupuleusement écoutées, a décidé de commencer par les oublier, afin de se donner toutes les chances de mieux se réapproprier ce « monument ».
Et plutôt que se préoccuper d’élaborer une énième version de référence, il s’est attelé à inventer une nouvelle psychologie, au pied-même de cette montagne. Il regarde alors chaque pièce comme s’il l’avait pour ainsi dire écrite lui-même, et nous donne le sentiment extraordinaire que le compositeur est là devant nous, qui remet ses pas dans ses pas. Notamment dans de nombreux débuts de préludes (comme autant d’improvisations), celui-ci semble se remémorer au clavier son idée première puis, retrouvant bientôt sa pensée, s’anime, tout à la joie de la reconnaître !
Comme pour mieux s’imprégner et augmenter encore la véracité musicale, George n’a pas craint de se rendre sur les lieux mêmes où cette œuvre fut conçue, jusqu’à choisir d’y enregistrer, obtenant là un son d’une grande pureté, quelle que soit la nuance élue dans l’infinie palette de son toucher. Nous reconstituons alors qu’il aborde le texte sans la moindre idée préconçue, laissant en quelque sorte la musique décider seule.
Et chose précieuse, il le fait en nous donnant à sentir que Bach, le contrapuntiste, est en fait avant tout un harmoniste, qui contraint son contrepoint à passer coûte que coûte par le chas de sa volonté harmonique.
Il en naît souvent (et c’est si rare !) un Bach infiniment touchant, un peu douloureux, presque désolé, amoureux inconditionnel de ce IIIème degré qui nous envahit de sa douce mélancolie; nous renvoyant immanquablement à Emil Cioran, le penseur qui lui aura fait ses plus belles déclarations d’amour, dont nous nous devons de citer quelques unes : « Il n’y a que Bach qui puisse me réconcilier avec la mort. La note funèbre est toujours présente chez lui, même dans l’allégresse. (…) Un agonisant pleurant de joie—Bach est souvent cela. »
Mais voilà que dans l’instant suivant, George convoque une sonnerie de cuivres, ou bien même des cordes, véloces et prononcées, au rythme implacable. « Chez Bach, l’exultation et la désolation sont également vraies, également fréquentes. » George, qui ne connaît manifestement aucune limite dans la virtuosité, se propose tout bonnement d’obéir à tout ce que lui dicte la sûreté de son instinct, nous livrant-là un Bach on ne peut plus vivant, dans toute la profondeur de son humanité.
Le Clavier bien tempéré, qui commença de ne circuler qu’entre initiés pendant des décennies (édité seulement en 1801), tomba successivement dans les mains de Haydn, Mozart, Beethoven, Mendelssohn, Schumann, Chopin, Brahms… qui en firent leur Bible. Une fascinante mouture antérieure éditée par Barenreiter (5070) nous révèle pourtant quelques hésitations dans son écriture, notamment dans les premiers préludes, encore dénués de leur péroraison finale, tant qu’ils ignorent qu’ils s’apprêtent à constituer le corpus le plus mythique de toute l’histoire de la musique.
Il est à noter que les vingt-quatre fugues du premier Livre comportent déjà en revanche leur nombre définitif de mesures, seules quelques altérations restant encore incertaines, ce qui en dit long sur le déterminisme de cette forme. Cette somme nous livre au passage le plus beau cours de composition qui soit : un Bach au travail, qui va toujours vers le mieux, bouleversant dans sa quête de toujours plus de beauté ! Nulle dictée divine donc, mais bien plutôt un « homme » épris de perfectionnisme, ne se départissant jamais de la plus grande logique au sein d’une harmonie tournée d’abord vers les degrés faibles et expressifs, car il s’agit avant tout pour lui d’émouvoir. Qui plus est, cette musique est sans doute la plus dissonante jamais écrite car il suffit d’en déchiffrer lentement quelques mesures pour réaliser que cela « frotte et cogne » de partout, et que c’est précisément cette audace permanente qui nous la rend aussi profonde et intemporelle.
Si j’ose ici évoquer mon histoire personnelle, c’est que comme pour beaucoup de musiciens, elle est étroitement liée à cette œuvre. Je me souviens qu’au début de ma vie de compositeur, un élève m’a dit un jour : « Quand j’ouvre Le Clavier bien tempéré, je le referme aussitôt, car j’ai immédiatement envie de changer de métier…». Je crois que j’ai pris le contre-pied exact de cette réaction d’orgueil, et me suis formulé au contraire : « Voilà le métier que j’ai le plus envie de faire ! ». Parmi l’un des rares conseils qu’on prête à Bach : « Pour faire ce que j’ai fait, il suffit de travailler. », attachons-nous à la première partie de la phrase qui nous révèle l’artisan, heureux de son ouvrage, envisageant naturellement que d’autres aient envie de faire ce qu’il a fait.
Toutes ses dédicaces prouvent qu’il s’adresse autant aux apprentis compositeurs qu’aux interprètes; et l’idée qu’un tel modèle serve de repoussoir n’a jamais même dû l’effleurer. Trente-cinq ans plus tard et à trois siècles de distance, j’ai bien conscience qu’avoir écrit trois livres de Préludes & Fugues dans les Trente Tonalités peut prêter à sourire, mais j’ai toujours pensé que des « choses » naîtraient de l’étude approfondie des processus que Bach met en jeu dans ces pièces. Ayant toujours considéré que cette œuvre montre la voie plus qu’aucune autre, je n’ai pu résister à me mettre humblement en quête d’idées susceptibles de générer cette même nature de traitement, et déplore seulement que plus de monde ne s’y adonne pas. C’est peut-être aussi pour cette raison que la manière dont George a abordé cette musique me touche autant; c’est qu’au lieu de me dire comme toujours : « Quel dommage que ce ne soit pas lui qui l’ait écrite ! », j’ai le sentiment qu’elle naît là, sienne, sous mes yeux émerveillés.
Empruntons encore à Cioran quelques formulations définitives : « Bach demeure quand même la plus grande rencontre que j’aurai faite ici-bas. ». « S’il y a quelqu’un qui doit tout à Bach, c’est bien Dieu. »
Stéphane Delplace